La Plante enchantée - Armand Souvestre (1896)
La Plante enchantée
A mon ami Mariani
Or, l’aventure se passa précisément en 1547, l’année où mourut le très galant roi François Ier. On ne peut douter de la véracité d’une histoire dont la date est précisée aussi nettement.
Jamais fille du pays du soleil n’en avait gardé, en soi, plus de rayons, et c’était un enchantement que toute sa personne, depuis ses cheveux noirs moirés comme des ailes de corneille, jusqu’à ses pieds petits et cambrés où se lisait toute l’aristocratie de la race ; fort pieuse avec cela, douce aux pauvres, sans grande volonté que celle de ne chagriner personne ; et tout le monde se découvrait sur son chemin, le dimanche, quand elle allait à la messe des pauvres gens, son livre d’heures sous le bras ; car la chapelle du château était fermée – et le château, lui-même, en ruines – le dernier seigneur de Cantezac n’ayant rapporté, de notre défaite en Espagne, que l’honneur, quand on ramena pieusement sa dépouille au caveau de ses aïeux, attention pieuse de sa fille, mais à laquelle avaient passé les ressources dernières de la maison.
Belle et pauvre, très belle et très pauvre, bien que les hommes de ce temps-là fussent bien moins âprement intéressés que nos odieux contemporains, en la fleur virginale de sa vingtième année, damoiselle Izoline n’avait point encore trouvé de mari. Ce n’était pas d’ailleurs la faute du vieux baron des Engrumelles, habitant une seigneurie voisine, et qui bravement s’était proposé pour cet honneur. Mais, bien qu’indulgente à tout le monde, Izoline n’avait pu s’empêcher de lui sourire au nez.
Le bonhomme avait passé la soixante-dizaine et avait mené une vie qui ne conserve pas, ayant fort aimé les dames et paraissant fort incapable de les aimer encore autrement qu’en madrigaux. Voyez-vous ce rocantin, de belle mine d’ailleurs encore, - car il avait été fort beau dans sa jeunesse, voire dans son âge mûr, - confisquer à son profit ce trésor de grâces dont il ne saurait jamais que faire ! La nouvelle Ruth refusa donc les offres de ce nouveau Booz, préférant son veuvage anticipé à cet hyménée pour rire.
N’était-elle donc pas aimée de quelque beau garçon de la contrée et de noblesse suffisante pour être jugé digne d’elle ? Mon Dieu, oui et non. Le comte Adalbert de Haultminage en était féru autant qu’homme, ayant d’ailleurs quelque ambition, peut être amoureux. Car, il le faut bien dire, les vrais amants, les amants de race, ceux d’où sortent les Pâris, les Roméos et les Des Grieux, n’ont pas le temps d’aspirer en même temps aux honneurs. Un homme qui prétend aimer les femmes ne doit pas penser à autre chose. Il a d’ailleurs largement de quoi occuper son temps ; se dévouer, souffrir, et être heureux tour à tour – ce qui est toute la vie – avec leurs caprices. Hé ! ce n’est pas un métier de paresseux, et on y chercherait inutilement des loisirs pour occuper des fonctions publiques.
Eh bien, non ! cet Adalbert n’était pas de cette gent héroïque d’amoureux sans merci. Certes, il trouvait Izoline merveilleusement belle et aurait peut-être, au besoin, donné sa vie pour elle (le beau mérite quand on aime !), mais il aurait voulu, en même temps qu’être son époux, jouir dans le monde de quelque renommée et occuper quelque belle place. Sa mère, dame Bertrande, l’avait élevé dans ces idées et l’y entretenait encore. Il fallait donc que le mariage fût, pour lui qui n’avait qu’une aisance modeste de gentilhomme, une source d’influence et de richesse ; et voilà comment, tout en aimant de son mieux la damoiselle de Cantezac, il s’abstenait soigneusement de demander sa main.
Et Izoline ? Mon Dieu, je dois convenir qu’elle trouvait absolument à son goût le comte Adalbert ; mais, en fait de maris, on me permettra de dire que le jugement des jeunes filles manque d’autorité ; d’ailleurs elle était fière, et ce n’est pas elle qui eût pu faire les premières démarches pour se rapprocher de lui.
II
C’est alors que dame Bertrande conçut un projet qui n’était vraiment pas à l’honneur de sa délicatesse ; mais les mères sont impitoyables en ces questions. Voyant son fils dépérir d’amour pour Izoline, elle lui dit un jour :
- Que cette demoiselle qui te tourmente si fort n’est-elle la veuve du baron des Engrumelles ! Elle serait riche alors et tu la pourrais épouser.
Adalbert eut, malgré lui, un haut-le-coeur.
- Y pensez-vous, ma mère ! donner celle que j’aime à un autre et attendre patiemment le trépas de celui-ci ! car vous ne me proposez pas de l’assassiner, je suppose !
- Ta ! ta ! ta ! que les voilà bien, les emportements de la jeunesse ! D’abord le baron, qui s’est beaucoup fatigué autrefois, ne saurait vivre longtemps. Et puis tu sais fort bien qu’il te rendra sa veuve, en même temps que le dernier soupir, dans l’était où il l’a prise. Je ne vois donc pas ce que tu y auras perdu, et je vois à merveille ce que tu y gagneras : l’immense fortune du baron qui te permettra de faire bonne figure à la cour, et d’y devenir peut-être un des familiers du roi. Pourquoi ne serais-tu pas, un jour, sénéchal de la province ?
Et Adalbert commençait à écouter sa mère, à se faire, dans l’esprit, un tas de raisonnements lâches, à se dire qu’au fait, dame Bertrande avait là vraiment une excellente idée.
- Mais comment la décider à ce mariage ? demandait-il d’une voix honteuse.
- La belle affaire, mon fils ! Et sa vieille bourrique de tuteur dont je ferai ce que je voudrai, et à qui elle ne sait résister en rien, tant elle est douce, la chère créature ! Allons ! puisque tu es raisonnable maintenant, j’en fais mon affaire !...
- Mais, ma mère, vous êtes sûre, au moins ?...
- Pas plus qu’un coq à la broche ! C’est très vaillant, un coq ; mais une fois à la broche, tu peux lui montrer toutes les poulettes que tu voudras.
Et dame Bertrande riait aux larmes des idées de mauvais goût que la question suppliante de son fils avait soulevées en elle.
Et huit jours après, demoiselle Izoline, le coeur bien gros, était fiancée au noble baron Gaspard des Engrumelles, sexagénaire et ventripotent, qui prenait vis-à-vis d’elle des airs vainqueurs dont tout le monde s’amusait énormément, en jetant sur la pauvrette innocente des regards de pitié.
III
Les noces furent luxueuses à l’envi. Ce fut une Saint-Barthélemy de volailles dans toute la région, et jamais tant de truffes ne montrèrent au soleil leur museau noir et appétissant. On mangea trois jours durant, et on but autant de nuits au château des Engrumelles. Le baron appelait-il Bacchus au secours de Vénus ?
Or, il advint une chose tout à fait surprenante. L’héroïque Miguel Antonio Etchegobar n’était pas depuis huit jours au château des Engrumelles, que les choses y changeaient complètement d’aspect. Izoline n’avait plus l’air triste du tout, et semblait, au contraire, presque délurée. Elle avait la figure joyeuse des dames à qui rien n’a manqué dans leur ménage.
Un jour ils rencontrèrent le baron et ne purent s’empêcher de prendre un air goguenard. Celui-ci, qui avait rajeuni encore, ce qui ne lui donnait plus guère que cinquante-cinq ans, n’y fit seulement pas attention. Il leur conta, avec enthousiasme, les hauts faits d’armes, en Amérique, de son glorieux Miguel.
- Pauvre Miguel ! pauvre Miguel ! s’écria-t-il tout à coup. Il a payé assez chèrement sa gloire !
Et comme la mère et le fils, très curieux décidément de leur nature, demandaient des explications, il ajouta que les Incas, ayant fait prisonnier Miguel, lui avaient fait subir toutes sortes de… (il ajouta le reste à leur oreille sur un ton mystérieux.)
- Très malin de lui avoir fait croire ça, l’Ibère ! pensa Adalbert de plus en plus furieux.
- Pas bête, l’Espagnol ! avait pensé en même temps dame Bertrande.
Mais avec un grand sérieux, le baron tira un parchemin de sa poche, un parchemin au sceau du royaume d’Espagne, où le fait attesté était garanti et par l’effet duquel une pension considérable était faite au héros, sur la cassette de la Couronne, pour l’indemniser de son sacrifice involontaire.
Alors ils cessèrent de rire et ne comprirent plus ; ils comprirent moins encore quand, deux mois après, la jolie taille svelte de dame Izoline, devenue baronne des Engrumelles, s’arrondit visiblement. Le baron, lui, commençait à avoir l’air plus jeune que don Miguel.
Ah ! ce double miracle était bien simple au fond. C’est que, parmi les présents exotiques qu’il avait apportés et offerts à ses hôtes, don Miguel avait signalé à l’attention de son vieil ami les feuilles d’une plante merveilleuse dont se servaient les Incas pour conserver le plus précieux des trésors de la jeunesse, la Coca divine qui rallume, en nous, comme un soleil intérieur dont le bienfaisant rayonnement nous régénère. Suivant le conseil du héros, le baron avait commencé par en mâcher. Puis dame Izoline, qui en avait bien vite apprécié les merveilleux effets, lui en avait composé de délicieuses infusions ; enfin le chapelain du château des Engrumelles, qui, comme tous les religieux, aimait à composer des liqueurs, en avait tiré un vin particulièrement bienfaisant, mais dont il avait gardé le secret, disant qu’il voulait qu’il ne fût divulgué à l’humanité que trois siècles après sa mort, par le premier arrière-petit neveu de celui, qui, comme lui, après cette longue période d’années, aurait les yeux couleur vert de mer et une belle barbe blanche.
Ce savant et fantaisiste moine, dont les traits et le nom revivent dans un de nos plus aimables contemporains, aujourd’hui détenteur de sa mystérieuse recette, s’appelait : le Révérend Frère Angelo Mariani.
L’ambitieux Adalbert fut couvert d’honneurs, mais regretta toujours Izoline. Il avait raison.
Source : SILVESTRE, Armand (1837-1901) : La Plante enchantée, (1896). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (24.III.2004)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Huit Contes à Mariani publiés à Paris en 1900.